Le dernier sabbat des Grevelles

 

Le Dernier Sabbat des Grevelles:

Tous nos ancêtres Moyenâgeux, hommes simples et profondément attachés à la religion, avaient une croyance aveugle de ce qu’ils ne comprenaient pas.

Tout, pour eux, était MYSTÈRE. Tout, en plus, était exploité bien souvent à leur détriment.

Le diable, cet être perfide qui a traversé toute l’histoire humaine et continue ses ravages, est souvent le centre abominable de ces croyances populaires. Les fées, les lutins, les nutons, les sotais, les loups-garous, les sorciers ont aidé à meubler ce folklore qui se répétait au long des « sîzes » indéfinies.

Chaque village, mieux, chaque peuple adepte de ce folklore à son genre de vie, l’exploite aussi à son propre coin de terre.

Telle histoire vous est racontée, aujourd’hui, qui a pour cadre votre terroir – la même – à quelques détails près, vous l’avez entendue il y a une quinzaine dans quelque coin d’Ardenne, que dis-je, peut-être même au milieu de la brousse congolaise.

Ces légendes ont parcouru les campagnes, se sont portées dans les villes, ont atteint les continents. Elles ont été reprises par quiconque, enjolivées par la tradition orale mais toujours elles ont gardé a même base, le même sujet, la même saveur.

On aime entendre raconter ces histoires tantôt gaies, tantôt tristes, tantôt horribles, tantôt inquiétantes. C’est un peu la mythologie de nos terroirs, la mythologie des petites gens.

Tous nos ancêtres moyenâgeux craignaient la nuit.

Ces nuits noires où virevoltaient les feux-follets dans les cimetières, ces nuits sombres que les nutons fréquentaient pour leurs expéditions bénéfiques ou répressives, ces nuits folles que choisissaient les fées pour distiller leurs charmes, ces nuits froides où le meurtre sévissait sans que l’on sache quelle main frappait.

Que le vent souffle, que la tempête fasse rage, que le tonnerre gronde, toujours revient à la pensée l’Esprit malin.

L’Esprit malin qui multiplie ses formes. Ce hibou qui hulule, c’est le diable… le chat qui tristement miaule dans la nuit, c’est une sorcière en détresse, … les chauves-souris volant bas, ce sont des vampires… les feux-follets, des âmes damnées qui implorent, …

Que dire encore des messes noires ou des rites compliqués et sadiques en l’honneur de Lucifer, de Belzébuth…

Durant ces longues soirées d’hiver, de quoi parle-t-on à DOLEMBREUX tandis que le rouet de grand’mère sifflote et que le matou ronronne, installé près du poêle.

On parle des loups-garous de WACHIBOUX, du bois de MERY, des feux-follets du Thier des Forges, des sorcières environnantes, des mourants qui auraient eu une agonie effrayante, des nutons de GROS CONFIN et des Sotais d’ADZEUX qui font bon ménage, des détrousseurs de poulaillers, des rebouteux et guérisseurs, des jeteurs de cartes et de sort et des méfaits de Satan qu’on n’ose trop invoquer que sous la confidence… de qui ne se méfierait-on pas ?

On suppute, on suppose, on embellit…

Certains soirs, lorsque sonnait minuit, sorciers et sorcières se réunissaient en un endroit écarté et, par leurs danses macabres et effrénées, faisaient descendre Satan au milieu d’eux. L’on allait jusqu’à prétendre que les morts sortaient aussi de leurs tombeaux pour se mêler aux orgies, qui se terminaient au point du jour, au premier chant du coq.

Des maléfices accompagnaient généralement ces réunions nocturnes. Nos « macralles » envoyaient des loups au milieu des troupeaux de brebis, des rats et des souris dans les fournils et les greniers ; des mulots et des taupes à l’assaut des cultures, de jardins de légumes et des arbres ; des chenilles, voire des sauterelles pour la destruction des moissons, bref tous les maux dont nous affuble le climat pour détourner nos espoirs, pour tourmenter le voisinage.

Ce n’était pas de la fiction… certaines personnes bien intentionnées se rendaient à l’endroit maudit, généralement un champ… ils avaient l’esprit tellement enflammé qu’ils prétendaient avec certitude avoir aperçu le diable et ses acolytes, avec force détails.

A DOLEMBREUX, de temps immémorial, on désignait le terrain situé « so lès grèvales » comme le champ affectionné par les macralles. Cette étendue de terres située au sud de Dolembreux occupait la portion comprise entre la route de Piretfontaine, la Haie des Pauvres et le village actuel.

Terrain sablonneux, on y extrayait tout juste à l’extrémité nord, la pierre de sable – pierre jaune aussi appelée « pîre d’avone » qui servit à la construction de bon nombre de bâtiments régionaux.

En 1737, une carrière y était exploitée par les frères MAMBOUR, trois solides gaillards, propriétaires du bien pour l’avoir recueilli en succession de leur père. Le travail ne leur faisait pas peur et tout de suite on constata une affluence de commandes qui provoqua l’extension du matériel et des heures de prestations.

Ce n’était pas fait pour arranger nos macralles troublées dans leur chair par la présence trop nocturne de voisins aussi turbulents.

Un conseil eut lieu qui décida qu’il fallait faire comprendre aux MAMBOUR la gêne qu’apportait leur présence.

Et l’on décida de passer à l’action en plantant un message au milieu du chantier qui engageait les MAMBOUR « à quitter les lieux par Belzébuth et sans tarder ».

Ces sornettes n’avaient pas de prise sur le caractère entier de la famille. Aussi se moquèrent-ils, croyant à une bonne plaisanterie d’un voisin concurrent.

Trois jours plus tard, nouvelle menace :

« Nous changerons votre pierre en sel ».

Nouveaux rires sarcastiques mais dans les quarante-huit heures qui suivirent, on découvrit sur le chantier le cadavre d’une jeune fille, la tête fracassée contre la roche. Une enquête fut faite, basée sur des accusations recueillies dans le village et les environs. Ces accusations portèrent toutes sur la famille MAMBOUR, la victime n’ayant pas été identifiée comme étant une personne connue dans la région.

Arrêtés, les MAMBOUR furent traduits en justice mais relâchés au bout de trois ans, faute de preuves.

Nous n’iront pas ici vous détailler le désastre qu’ils découvrirent à leur retour sur le chantier. Péniblement, ils se remirent à l’ouvrage tout en combattant les sarcasmes et l’opposition menaçant de la populace, qui avait eu le temps d’apprendre à les maudire.

Qu’à cela ne tienne les MAMBOUR étaient gens coriaces et malgré l’hostilité des autochtones, ils voulurent prouver leur innocence. C’était compter sans l’opposition satanique qui estimait avoir gagné la guerre et voyait d’un mauvais œil le retour des vaincus, d’autant que ceux-ci avaient le souvenir tenace, bien décidés à se venger du mauvais tour qu’on leur avait joué.

La guerre était donc ouverte, une guerre à outrance, alimentée, comme nous l’avons vu, par l’opposition des petites gens, par les insultes des concurrents, par les invectives des clients.

La moindre étincelle pouvait enflammer ce feu. Où s’éteindrait-il ?

Il y avait eu déjà quelques escarmouches… Un soir, les outils avaient été volés… quelques temps plus tard, on les découvrait dans l’Ourthe à MERY.

Une autre fois, une commande préparée avait tout entier disparu ; le feu s’empara des installations en bois de la carrière. Vraiment, on allait trop loin.

* * *

L’on s’approchait du soir du sabbat des Macralles, soir consacré entre tous à l’assemblée générale des sorcières et sorciers patentés.

Déjà, de bouche à oreille on estimait le succès de cette orgie grandiose ou l’on osait à peine voiler que cette année, elle serait toute entière consacrée à la déchéance des MAMBOUR.

Les clans se formaient, chaque hameau bouillonnait. Il fallait envoyer à cette nuit sordide le gratin satanique. Mieux, des bourgades voisines on se préparait à amener des renforts déterminants et l’on ne savait trop si les grevelles, ce jour-là, suffiraient pour contenir la puissance d’exécution des danses rituelles.

Il y eut le jour, … il y eut la nuit.

Le soir à peine tombé, un défilé discontinu s’était formé sur les chemins amenant par la Haie des Pauvres et par Piretfontaine. Le ciel était à l’orage, le tonnerre grondait vers l’ouest et ses éclairs découvraient sur les Grevelles une marée noire agglutinée, nuage de scarabées.

Alentours, de nombreux curieux se tenaient rassemblés. Tous voulaient voir…

Aux imprécations initiales, succédèrent les chants d’horreur et les danses effrénées… la tension s’accentuait à l’approche de minuit. Elles montaient tonitruantes et aigües, ces voix perçant la nuit de leur ivresse.

Tout à coup, dans le lointain, on crut percevoir le son du premier des douze terribles coups… le deuxième n’arriva jamais tellement la teneur en intensité de voix s’était élevée, ravageant l’atmosphère, réduisant à l’oubli les coups de tonnerre, portant à néant le retour de l’écho.

Cette ivresse dura probablement quelques minutes puis brutalement diminua, pour s’éteindre. En même temps s’organisa, dans un désordre panique une course folle vers tous les points de l’horizon.

Petit à petit, le calme revint, un calme lourd.

Le champ de macralles était pratiquement vide. A la lueur d’un éclair, on pouvait y déceler quelques taches noires.

Personne ne revint sur place. Il y eut un matin et personne ne revint.

Vers onze heures, cependant, quelques-uns parmi les hommes courageux du quartier se rendirent sur les grevelles où, semblait-il, l’orage de la nuit avait été particulièrement violent.

Sur un sol détrempé, ils y découvrirent le cadavre de douze personnes, un poignard planté dans chaque cœur.

La justice s’en mêla mais elle se heurta vite au silence complice des habitants, de telle sorte qu’il ne fut jamais écrit nulle part le nom de ces victimes, chacun se contentant de ne pas vouloir les reconnaître.

L’église, elle-même, fut à la limite d’un enterrement décent.

Cependant, par peur de représailles, le prieur de BEAUFAYS accepta d’enfouir sereinement les corps dans un champ situé à la limite de BEAUFAYS et de DOLEMBREUX. Ce coin de terre porte encore de nos jours le nom de « trô des macralles ».

Longtemps, le village de DOLEMBREUX resta désert. Les voyageurs eux-mêmes faisaient un détour, pour l’éviter. Tous se méfiaient du voisin… qui était l’assassin ? Qui étaient les victimes ?

* * *

On ne revit plus les « frères MAMBOUR » et la carrière retourna définitivement à l’abandon.

Certaines mauvaises langues dirent, plus tard, que les MAMBOUR s’étaient trouvé parmi les cadavres, victimes de leur empressement à tuer. D’autres iront jusqu’à prétendre qu’ils s’exilèrent afin de ne pas participer aux représailles.

Quelqu’un m’a soutenu que les MAMBOUR habitaient encore DOLEMBREUX, il y a deux générations.

Etait-ce la même souche ?

Vers 1769, au temps où les langues finissaient par se délier, il était de bon aloi de croire que les MAMBOUR, craignant pour leur vie, avaient eu l’idée de se travestir en macralle et subrepticement, de se mêler au groupe dans l’intention d’occire celles qui s’acharnaient le plus à voter leur trépas.

Les Grevelles maudites furent vendues à Nicolas LEHAIRE, gros propriétaire terrien à WACHIBOUX, qui s’empressa de niveler le tout pour y faire paître son bétail.

Pendant longtemps, on jasa, on supputa et puis l’oubli s’empara aussi des Grevelles.

Sur l’instance du curé d’ESNEUX et d’un proche parent en bonne position au Chapitre de la cathédrale de LIEGE, Nicolas LEHAIRE céda la portion Nord, pour y construire une chapelle, ce dont le Chapitre Cathédral s’empressa de réaliser en 1769, empruntant pour ce faire, une bonne partie des matières premières trouvées sur le carreau de l’ancienne carrière.

En 1809, Winand NANDRIN, maréchal-ferrant et Jean-Joseph SERVAIS, adjoint au maire de SPRIMONT et habitant BETGNÉ, firent donation à l’Eglise d’une prairie située à l’ouest de la Chapelle afin qu’on puisse y installer un cimetière. Ce terrain, appelé la Luzene avait une superficie de 4 ares, 142 milliares – évalué à 50 francs (notaire impérial Gilles, Guillaume ADAM, LOUVEIGNÉ).

Il avait appartenu à Hubert HAMOIR, cultivateur qui l’avait vendu à Léonard SURLEMONT. Au décès de celui-ci, il était entré dans l’héritage de Winand NANDRIN.

Enfin, en 1843, Catherine NEURAY (veuve de Mathieu LEHAIRE, fils de Nicolas) fit don à l’Eglise d’une pièce de terre située à la limite du Champ maudit (Notaire DOGNE, LOUVEIGNE). A l’autre extrémité de ces terres fût dressée une croix en bois sur socle en pierre, en bordure du chemin qui reliait la Haie des Pauvres à l’Eglise. Cette croix existe toujours. On y décèle, sous l’indication de la date initiale, une inscription postérieure et maladroite : « ON NA PAS BESOIN DES …… ». Il n’y eut pas de suite…

On ne parla plus jamais qu’à demi-mots du champ des macralles – pour se souvenir parfois de cette nuit d’orage terrible qui avait causé tant de morts, tant de peines.

On évitait de parler de « macralles », de « sorcières » avec tout ce que ces termes comportent d’horreur, de folies.

Pourtant, il y eut encore des sorcières… l’expérience et les vertus tonifiantes de nos pasteurs successifs ont fait oublier jusqu’au pourquoi de l’origine de notre temple.

Bien sûr, la sorcière n’a pas déraciné, mais elle s’est transformée, elle s’est assagie, elle est devenue plus humaine.

Elle s’occupera encore de médecine, en donnant quelques conseils sur les soins appropriés. Elle vous dira par exemple que pour faire disparaître les verrues, il faut les faire mordre par une sauterelle et elles disparaîtront sur le champ… En vous donnant aussi quelques remèdes à prendre… simples et efficaces. Vous voulez faire disparaître le hoquet ; arrachez une pierre, crachez dessous et remettez-la à sa place. Pour le rhumatisme, vous placez une vieille scie dans votre lit. C’est m’a femme qui m’a donné le remède. De qui le tenait-elle ?

A l’aube du XXIème siècle, nous parlerons plus volontiers des bonnes fées. De celles-là qui, au travers des siècles, ont apporté tantôt le bonheur pour ceux qu’elles chérissaient, tantôt l’ennui pour ceux qui résistaient.

Elles enchantaient le petit peuple, en voltigeant de crête en crête, de crête en vallon, et de vallon en crête.

Qui ne se souvient de l’Elphe de la Belle Roche, de Blanche de MONTFORT, de tous ces airs mystérieux qu’ont repris les troubadours ?

Mais aussi des chants punitifs. Qui n’a entendu conter l’histoire de berger de MOUSNY changé en pierre avec tous ses moutons parce qu’il avait maltraité un pauvre gueux, qui lui tendait la main ?

Les bergers de MOUSNY aujourd’hui sont devenus des bergères… et telles les bonnes fées ancestrales, elles rythment leurs élans en distillant avec douceur, qui un sourire, qui une chanson ?

Leur charme est sans bavure, leur cœur sans retour. Plaise au ciel que le temps attise ce sourire et multiplie cette sagesse.

La mythologie des petites gens a tout à y gagner. On n’y rencontre pas des fées devenues sorcières. Mais, les temps ont changé…